Embarrassant: comment des salariés de Boeing décrivent, de l’intérieur, la culture d’entreprise du géant de Seattle

L'usine d'assemblage de Boeing à Everett, près de Seattle, est le plus grand bâtiment du monde, en volume. 

L'usine d'assemblage de Boeing à Everett, près de Seattle, est le plus grand bâtiment du monde, en volume.  . DR

Mépris des régulateurs, des compagnies aériennes et de leurs propres collègues: des messages embarrassants de salariés de Boeing ont été dévoilés jeudi 9 janvier dernier. Voici un portrait peu flatteur de l'avionneur, marqué par "l'arrogance" et le souci de réduire à tout prix les coûts.

Le 13/01/2020 à 08h28

Ces communications, au ton souvent acerbe et cavalier, montrent que les difficultés actuelles de Boeing vont au-delà du 737 MAX, en braquant les projecteurs sur des dysfonctionnements inimaginables dans une entreprise qui fabrique l'avion du président américain Air Force One ou qui a démocratisé le transport aérien.

On y apprend que Boeing a minimisé l'importance du système anti-décrochage MCAS pour éviter une formation des pilotes sur simulateur jugée plus coûteuse et susceptible d'allonger les délais d'approbation du MAX.

C'est pourtant ce logiciel qui est en cause dans les deux accidents de Lion Air et d'Ethiopian Airlines ayant fait 346 morts et entraîné l'immobilisation au sol du MAX.

"Nous devons rester fermes sur le point qu'il n'y aura pas de formation sur simulateur. (...) Nous nous battrons contre tout régulateur qui essaiera d'en faire un préalable", écrit un salarié à son collègue en mars 2017, peu avant l'homologation du MAX.

Quelques mois plus tard, le même salarié, pilote d'essais, se vante d'avoir "permis à (Boeing) d'économiser des tas de dollars".

Ses messages sont contenus dans plus d'une centaine de pages de documents, datant de 2013 à 2018, transmis aux parlementaires américains par Boeing et consultés par l'AFP.

A quelques exceptions près, la plupart des noms des employés ont été effacés.

En 2018, plusieurs employés travaillant sur les simulateurs du MAX s'inquiètent de nombreuses difficultés techniques rencontrées et de leur origine.

"Mettrais-tu ta famille dans un simulateur MAX? Moi, je ne le ferais pas", écrit l'un d'eux en février, huit mois avant la première tragédie. "Non", lui répond un collègue.

Deux autres salariés redoutent, eux, les conséquences pour l'image de Boeing, alors que leurs dirigeants semblent obnubilés, selon eux, par l'idée de rattraper le retard pris sur l'A320Neo d'Airbus.

"Tous leurs messages ne parlent que du respect des délais et font peu état de la qualité", se désole l'un d'eux.

"Nous nous sommes mis tous seuls dans ce pétrin, en choisissant un sous-traitant à bas coûts et en imposant des délais intenables. Pourquoi le sous-traitant low-cost le moins expérimenté a-t-il remporté le contrat? Simplement parce que c'était une question de dollars", poursuit son collègue.

"Présenter des excuses ne suffira pas", prévient Robert Clifford, avocat de familles de victimes d'Ethiopian Airlines.

Les documents montrent également des employés de Boeing doutant des compétences des ingénieurs de l'entreprise.

"Ceci est une plaisanterie", écrit un employé en septembre 2016, en référence au 737 MAX. "Cet avion est ridicule".

"Design nul", fustige un autre, en avril 2017.

Pourtant, Boeing a représenté pendant des décennies le nec plus ultra en matière d'ingénierie. On lui doit le 747, surnommé "reine des Ciels", ainsi qu'une participation au programme Apollo ayant envoyé le premier homme sur la Lune.

Le géant de Seattle et son réseau de sous-traitants sont des mastodontes de l'économie américaine.

"C'est un problème de culture. Ça prendra 5 à 12 ans au moins pour changer de culture", écrit en mai 2018 un salarié.

"C'est systémique", opine un autre un mois plus tard. "Nous avons une équipe de dirigeants qui comprend très peu l'industrie mais nous impose des objectifs" irréalistes, ajoute-t-il tout en critiquant le fait que certains "ne rendent pas de comptes".

Michel Merluzeau, expert chez Air Insight Research, estime que "Boeing a besoin de réexaminer une culture opérationnelle d'une autre époque".

"Ces documents ne reflètent pas le meilleur de Boeing. Le ton et le langage des messages sont inappropriés, notamment quand il s'agit des problématiques aussi importantes", regrette Greg Smith, le directeur général par intérim, dans un courrier adressé vendredi 10 janvier dernier aux salariés, et consulté par l'AFP.

Les communications égratignent aussi les régulateurs aériens, à commencer par l'agence fédérale de l'aviation (FAA), qui a approuvé le MAX.

"Il n'y a aucune certitude que la FAA comprend ce qu'elle approuve" ou non, ironise un employé en février 2016.

Les demandes des compagnies aériennes sont jugées, au mieux, déraisonnables.

"Maintenant, ces salauds de Lion Air vont peut-être avoir besoin d'un simulateur pour tester le MAX, et ceci à cause de leur stupidité", écrit un salarié en juin 2017. Quels "idiots!".

Lucide, un autre conclut en février 2018: "notre arrogance nous perdra".

Le 13/01/2020 à 08h28