Exclusivité-Le360. Ep6. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 12/02/2022 à 10h23

Simpson avait un carnet d’adresses époustouflant, il pouvait, à tout heure, entrer en contact avec un homme influent ou le commun des mortels, à l’autre bout de la planète. Je m’étais présenté chez lui, sans recommandations, après avoir vu une annonce dans la station de métro de Marylebone. Il sut en cinq secondes qui j’étais et qui je pouvais être, je n’eus pas besoin de m’étendre sur mes compétences.-Ici, me dit-il, avec une déroutante originalité, nous n’avons pas besoin de compétences, mais d’énergie! Et puisque j’ai le sentiment que vous n’avez pas peur de travailler, alors, ce travail est pour vous!Puis il s’est tu avant d’ajouter quelque chose comme:-Voyez-vous…Je n’ai pas attendu que l’homme providentiel finisse sa phrase pour lui dire que je comprenais parfaitement. Je ne cherchais pas un emploi pour la vie, ni même un poste pour quinze ou vingt ans dans une entreprise florissante cotée en bourse. Il n’y avait qu’une chose qui importait pour moi -écrire!- mais je n’en soufflai mot.Mon anglais était assez bon, j’avais fait un peu d’études, que j’avais complétées par une boulimie de lecture, Simpson avait demandé à un rédacteur de me relire pour reformuler certaines phrases. Il y a des tournures que seul un natif maîtrise, le temps n’y peut rien, leur secret vous fera toujours défaut, quoi que vous fassiez, jusqu’au bout. Je compensais par mon énergie, puisque c’est cela que Simpson voulait en premier lieu -même si ma santé me rappelait régulièrement ses limites- et mon enthousiasme à bien faire les choses. De l’énergie, j’en avais à revendre! Personne ne pouvait rivaliser avec moi sur ce terrain-là et nul n’a pu voir que je n’étais pas, certaines fois, au mieux de ma forme. Je n’avalais pas de barbituriques, j’avais refusé de me plier à un traitement qui pouvait me plonger dans un état léthargique. J’étais jeune, je voulais croire que ma force était inépuisable. Quand j’avais décidé de me lancer à l’assaut du monde, ma pauvre mère s’était affolée, elle croyait son fils incapable de se débrouiller tout seul. Elle continuait de me voir comme un enfant un peu maladroit, inapte à rien faire tout seul. On refusait de me voir grandir, on m’avait couvé en raison de ma maladie. Elle m’avait accompagné, au pied de l’appareil, comme si elle accompagnait le fruit de ses entrailles au pied de la chaise électrique pour l’offrir au bourreau. Je l’ai embrassée sur le front avant de m’engager sur la passerelle. Cette petite femme nous avait appris à être des hommes droits. J’avais vingt-deux ans. Je m’étais persuadé que c’était l’âge idéal pour quitter les siens -il ne se passait rien dans ma petite ville paisible à l’écart du monde. J’aurais pu m’écrier à nous deux, Londres ! Je croyais dans ma belle innocence que la capitale anglaise n’attendait que ça, mon arrivée, sabre au clair, pour se donner à moi.Je redoublai d’efforts, pour donner raison à Simpson de m'avoir ouvert les portes de son journal. J’étais très tôt levé et me couchais rarement avant minuit. J’avais, de surcroît, plein d’idées, qui ne manquaient pas de surprendre, à mon avantage. Je n’attendais pas qu’on me souffle le sujet d’un article ou l’idée d’un reportage à l’autre bout du globe. Vous serez amené à voyager beaucoup, m’avait prévenu Simpson. Je n’avais pas précisé que c’était exactement ce que je cherchais. Je prenais mon sac et je sautais dans un avion. Mon roman était bien avancé. Il y avait Nagasaki dans le premier titre.C’est dans un pub, sur Old Brampton street, que j’avais eu l’idée de ce titre. Je venais tout juste de rentrer de Malaisie, où j’étais allé sur les traces de Conrad, je voulais refaire le voyage de Lord Jim. J’étais descendu dans une pension que tenait un vieux couple indien de Pondichéry qui s’était établi à Malacca depuis de longues années. Ils s’appelaient, je crois, Monsieur et Madame Sing, mais je n’en suis pas très sûr. Je fis, chez eux, la connaissance d’un homme d’affaires, qui venait d’Osaka et qui à un moment de la conversation ne m’a plus parlé que de Nagasaki. Il avait le teint cireux, il était court sur pattes et il n’avait que la peau sur les os. Il n’avait jamais vécu à Nagasaki et il ne connaissait personne de cette ville mais le nom de Nagasaki revenait sans cesse, comme une obsession, dans la bouche de cet homme chez qui rien ne laissait supposer un trouble quelconque.-Allez à Nagasaki, me recommanda-t-il à trois reprises, quand je me levai pour prendre congé de lui, n’oubliez pas d’y aller.Je rentrai le jour suivant à Londres et avant de regagner ma chambre, à Pembridge square, j’avais fait une halte, dans un pub de Old Brampton Street. J’avais commandé une bière et je m’étais installé dans un coin, au fond de la salle. Je pensais à mon roman quand le mot de Nagasaki s’est imposé à moi. Oui, Nagasaki! Je tressaillis. Il y avait du plaisir et de la crainte dans ce moment où il me semblait avoir fait une découverte de taille. Bien sûr! Nagasaki! Etrange, comme aucun autre titre ne me paraissait plus possible. Mon histoire n’avait pourtant rien à voir avec ce qu’on sait de la déflagration qui a ravagé Nagasaki. C’est à cet instant qu’un homme, allure de golden boy, en costume bleu roi, à peine plus âgé que moi, est passé près de ma table. J’avais dû exprimer trop ouvertement la joie d’avoir débusqué le titre par excellence. Il leva sa chope de bière:-Nagasaki! A votre succès!Je levai moi aussi la mienne :-Et au vôtre !Nick, c’est son nom, s’apprêtait à reprendre le cabinet de son père. J’ai dîné le soir même chez lui où j’ai fait la connaissance de Laura, son épouse, femme élégante, subtile et discrète. Je devins tout naturellement un habitué de leurs soirées de Holland Park. Sur une centaine de ces soirées, je n’ai le souvenir de n’en avoir manqué que trois. J’avais dû aller, à l’improviste, très loin de Londres. En général, Nick et Laura s’assuraient d’abord que je serais là avant de lancer leurs invitations. Ils ont souvent reporté la date d’une soirée pour que je sois des leurs. C’est dire l’amitié qui nous a liés. Laura et Nick me demandèrent un jour comment nous avions pu vivre plus de vingt ans sans nous connaître.-Nous serions allés te chercher au Maroc! Parole, je t’aurais débusqué dans un nid d’aigle, fanfaronna Nick, sûr de lui.Je n’imaginais pas que tout cela, ce bonheur que nous avions d’être là, puisse partir en fumée. Une tempête, que rien n’annonçait, s’était levée pour tout balayer. Je continue de me demander qui, dans les coulisses, tient les rênes et mène, quand il le veut, le monde à sa perte. Quel monstre a une si grande passion pour l’art de détruire? Qui avait intérêt à ce que tout cela s’effondre? Nick aurait pu aller plus loin encore, il était brillant, mais il n’était pas de ces esprits qui aiment à faire montre de leur intelligence ou étalage de leur réussite. Il était humble, comme le sont rarement les gens formés à Cambridge. Il partageait ce trait de caractère avec Laura. Une éducation très stricte, reçue dans leurs familles respectives, avait bridé en eux toute velléité de se mettre en avant. Nick avait tous les talents pour réussir dans les affaires, mais il avait choisi de se lancer dans le droit, il avait un goût immodéré pour la justice. C’est cela qui lui faisait défendre d’horribles criminels comme s’ils avaient été, j’exagère à peine, des saints! Il répétait comme une sentence: tout homme a besoin de se voir défendu par un tiers. J’avoue que cela, au début, m’avait pas mal perturbé. Je ne comprenais pas comment un monstre pouvait lui aussi prétendre au droit d’être défendu.-Aurais-tu défendu un monstre?-Oui, et sans état d’âme!

Par Le360
Le 12/02/2022 à 10h23