Exclusivité-Le360. Ep7. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 19/02/2022 à 10h01

Je me suis converti ensuite sans savoir ni quand ni comment, je me suis mis à dire moi aussi que le droit est inaliénable et que la justice est une et la même pour tous! J’étais prêt à me battre au péril de ma vie pour faire triompher l’idée de justice. Et l’idée de justice consistait d’abord à accorder à son pire ennemi une protection et la garantie qu’il serait défendu comme tout homme le mérite!Je disais alors, pour me moquer affectueusement de Nick, qu’il y avait chez lui quelque chose d’un pasteur rigoureux. J’avais visé juste, sans le vouloir. Il laissait croire qu’il aimait la vie sous toutes ses formes, mais il y avait un autre homme au fond de lui. Il abhorrait l’inquisition, mais ces gens qui s’étaient érigés en maîtres de vertus le fascinaient dans le même temps.Nous avions un jour parlé de la chasse aux sorcières qui avait remué la Nouvelle Angleterre au 17ème siècle. Je venais de voir la pièce d’Arthur Miller, dans une mise en scène de l’inlassable Patrick Stirn qui rappelait, dès qu’il le pouvait, son soutien à Rushdie. Il y avait eu un déchaînement de religieux fervents devant le théâtre, nous avons failli y laisser des plumes. Quelqu’un dans la foule a déversé un bidon d’essence et craqué une allumette. J’avais écrit un article qui n’a pas beaucoup plu à Nick.-Tu exagères!Il trouvait que l’histoire n’était pas crédible et qu’Arthur Miller n’était pas bon dans ce registre. J’ai protesté pour dire combien cette pièce gardait toute sa puissance de feu quarante ans après avoir été écrite. Nick continua de marteler qu’il n’aimait pas cette pièce.-C’est une caricature, je ne comprends pas comment Miller a réussi à berner son monde avec ça!Nous en sommes restés là. Puis la dernière tentation du Christ de Scorcèse a défrayé la chronique et déchaîné les foules. Des hommes et des femmes, armés, se ruaient sur les salles de cinéma qui avaient projeté le film en dépit des protestations répétées de l’église.-Il ne m’aurait déplu, m’a-t-il dit, de prendre part à cette affaire.-A quel titre?, lui demandai-je, un tantinet provocateur.Il ignora ma question. -Je ne comprends pas que des gens puissent se livrer à une telle barbarie, dit-il, on croyait les choses réglées depuis longtemps…Il n’y eut pas de passe d’armes entre nous ce jour-là. Je l’ai emmené voir, peu de temps après, la vie de Galilée, de Bertolt Brecht. C’est un autre Nick que je vis cette fois. Il avait été subjugué par cette pièce qui dénonce, avec force et intelligence, l’intolérance. Je le savais déjà, mais j’avais la preuve maintenant que Nick pouvait être déconcertant, ce n’était pas un esprit calibré pour plaire. Il ne se laissait enchaîner par aucune pensée à la mode. Il ne craignait pas d’être taxé de toutes les inepties possibles et imaginables. C’était un homme, voilà comment j’avais appris à le voir, qui écoutait sa conscience et ne se livrait jamais à aucun petit arrangement pour séduire ou gagner une quelconque faveur. L’avenir m’a-t-il donné tort?Il avait trouvé en Laura la femme qui lui fallait. C’était une femme d’une parfaite discrétion. Une artiste-née. Elle avait les pieds sur terre, mais un rien lui faisait rejoindre les étoiles. Elle venait d’une famille de la petite noblesse qui avait donné à l’Angleterre, depuis le 18ème siècle, des savants et des hommes d’affaires. L’un d’entre eux s’était établi un temps en France avant de s’installer en Amérique du Nord. Le grand-père de Laura descendait de cet homme, qui avait choisi de revenir en Angleterre où il avait connu une belle carrière d’inventeur, lui aussi, avant de fonder un foyer. Il avait épousé la fille d’un pasteur écossais qui avait été élu au Parlement, le troisième de ses fils était le père de Laura, un homme bon et droit, mais porté sur la boisson. Il lui était arrivé de vendre pour rien une veste en cachemire ou des chaussures onéreuses pour se procurer un peu d’alcool dans le dos de sa femme.Laura avait vu la déchéance de son père, et elle en avait été profondément meurtrie. Elle avait huit ans quand il mourut, c’est elle qui le découvrit dans sa chambre. Il n’en pouvait plus de donner aux siens une image désolante de lui-même. Il laissa une lettre à l’attention de sa femme, il la priait de la lire plus tard à ses enfants quand ils seraient grands. Il leur demandait pardon de n’avoir pas su être un bon père.Laura s’enferma dans un profond mutisme. Les médecins étaient unanimes, on crut qu’elle ne parlerait plus jamais. Elle n’alla plus à l’école. Elle dessinait à longueur de journée. Sa mère ne contraria jamais ses désirs, elle attendait que le ciel se penche sur elle. Elle avait fait un vœu dans le secret de son âme: elle rejoindrait l’église de Rome, si sa fille retrouvait de nouveau la parole. Lorsque ce miracle advint, elle fit brûler des cierges et devint une fervente catholique, au grand dam de ses voisins, qui furent tentés d’instruire un procès contre elle et qui l’auraient fait si les lois avaient permis qu’une telle chose se produisît. Puis la mère crut que Laura était perdue pour l’école. Mais Laura fit des progrès considérables et rattrapa en peu de temps le retard qu’elle avait accumulé.Un jour, elle sauta au cou de sa mère, l’entoura affectueusement, et lui annonça qu’elle voulait être créatrice de mode. La famille de Laura ayant des relations à Londres, on lui trouva une place chez un grand couturier. Elle était inventive. Elle travailla et s’installa très vite à son compte dans le quartier de Hampstead, où la famille de Nick possédait un pied-à-terre. C’est là que les deux amoureux se sont rencontrés. Nick, racontait Laura, est entré dans sa boutique… C’était comme dans ces films romantiques qui reprennent un conte de fées. Sa vie avec Nick la transfigura. Elle devint une femme rieuse. Facétieuse même. Laura et Nick faisaient une belle paire pour jouer des tours pendables à leurs amis. J’en ai fait les frais souvent. Ces tours n’avaient bien évidemment rien de méchant, la bienveillance était la première de leurs qualités.Laura travaillait beaucoup mais se gardait du temps pour recevoir et se divertir. Comme Nick, elle prenait la vie du bon côté. Elle aimait à s’entourer de ses amis dès qu’elle le pouvait. Elle jouait du hautbois. Souvent le soir, elle prenait son instrument et jouait dans la douceur de Holland Park. Quand le temps le permettait, elle se rendait dans le quartier de Black Friar, pour participer à une chorale. Elle ne manquait jamais les grands concerts d’automne de l’Albert Hall. Elle y allait souvent seule, Nick ne goûtait pas l’opéra et la musique classique, ou elle se faisait accompagner par une amie.Je l’ai accompagnée deux ou trois fois à l’Albert Hall, on m’avait beaucoup parlé des concerts qu’on y donnait. C’est Simpson qui m’avait chaudement recommandé d’y aller, c’était un passionné de musique classique et de jazz. Je l’avais présenté à Laura et naturellement elle avait été éblouie par cet homme. C’est à cette occasion que je découvris une autre facette de Simpson. Ce n’était un dur qu’en apparence. Il n’avait rien de la brute que son physique de boxeur pouvait laisser supposer.Il vivait seul, depuis la mort de son épouse dans un accident de la route, ils avaient alors vingt-cinq et vingt-six ans, et il ne s’était jamais remarié. Il ne vivait que pour son métier. Il est mort dix ans, jour pour jour, après l’attentat perpétré par des monstres contre les Tours Jumelles. Il avait été bouleversé par cette violence que rien ne justifiait, il n’arrivait plus à être le même homme. Qu’est-ce qui a bien pu pousser des hommes à commettre cette folie? C’est des monstres! Une fois, nous étions dans un pub, à l’angle de Shaftesbury avenue, nous venions souvent là. Il avait eu du mal à se rasséréner. On a picolé. Je n’avais aucune envie d’écrire sur cette histoire. J’étais écœuré. J’en voulais à ceux, dans les pays arabes et ailleurs, qui s’étaient réjouis de voir ces deux tours réduites en cendres.Quand je le quittai, ce soir-là, il essaya de sourire, mais le cœur n’y était pas. Il me serra la main, il n’avait déjà plus beaucoup de force: Je sais que tu vas nous faire un sacré bon livre avec ça, Buddy!Je l’ai regardé s’éloigner. Il marchait d’un pas pesant depuis peu, j’ai attendu que sa lourde silhouette se fonde dans les ténèbres. Je ne sais plus pourquoi j’ai pensé à Nick, ça faisait longtemps qu’il n’était plus le même homme, et j’ai soudain eu peur. Nick avait changé du tout au tout. Laura avait essayé de comprendre pourquoi il ne lisait plus. Mais en vain. Ce brusque changement m’avait troublé, moi aussi, car autrefois Nick courait les librairies de Charing Cross. C’est lui qui m’a fait connaître un homme singulier qui tenait une petite bouquinerie, à l’angle de Charing Cross et de Shaftsbury Street. Je passais beaucoup de temps-là, les livres étaient en vrac, cela me rappelait ma librairie, mon petit magasin des merveilles, où j’avais lu mes premiers livres, mais le libraire de Charing Cross a mis la clef sous la porte, un jour, sans prévenir. Nous savions tous qu’il partirait tôt ou tard pour aller faire la révolution en Amérique du sud, il était impatient de prendre les armes. En changeant de main, sa librairie a perdu au change. Elle a été reprise par un amoureux des livres, mais elle n’a plus su retrouver sa magie. Nick était le plus heureux des hommes quand il se rendait là autrefois. Il trépignait quand il franchissait le seuil de ce panthéon ! Il aimait à dire que les livres sauveront l’humanité. Les hommes ont été conçus pour suivre vertu et connaissance! Il répétait souvent cette phrase de la Divine Comédie. Il n’avait aucun doute quant à ce que nous réservait l’avenir. Il aurait fait un excellent professeur de littérature. Il avait une manière naturelle, et bien à lui, de tenir un propos ou de brosser le portrait d’une époque. Je me rappelle encore combien j’avais été ébloui quand il nous avait parlé du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac qui me fascinait, il l’avait lu dans le texte et parlé avec ferveur des affres de la création. Désormais, il évitait tout sujet qui pouvait l’amener à aborder la littérature. Ils avaient une salle de projection, où il s’isolait pour voir des choses incongrues.Il avait commencé à boire et quand Laura découvrit l’amère vérité, elle crut devenir folle. Elle voulut me voir. Mais je n’étais pas là. J’étais allé aider Senior Alves, pour le transporter d’urgence à l’hôpital. Il avait fait une mauvaise chute, il s’était cassé le col du fémur et il s’était cogné la tête contre le coin d’un meuble. Elle courut se réfugier chez Mrs Jenkins, elle revivait un malheureux épisode, celui de son père.

Par Le360
Le 19/02/2022 à 10h01