Exclusivité-Le360. Ep10. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 12/03/2022 à 10h05

DeuxJ’ai revu Meg Broncovitch six ans plus tard … sur une photo! Simpson m’avait rejoint dans le Nord de Londres, j’étais allé sur les traces de quelques exilés illustres, qui en avaient fait, comme Marx et Freud, leur terre d’élection. Simpson se déplaçait avec peine, il se remettait d’une mauvaise chute à Cairngorm, en Ecosse, où il était allé faire du ski, un mois plus tôt, mais il voulait me voir, il se passait, ce sont ses mots, quelque chose d’extrêmement grave dans le monde.On lui avait retiré son plâtre, mais il avait du mal à s’appuyer sur sa jambe droite. Il avait encore de nombreuses séances de rééducation pour retrouver l’élasticité de ses ligaments et l’usage complet de son genou. Mais à part ça, il avait bonne mine, l’œil clair dans un visage buriné de soleil, comme s’il sortait d’une thalasso. Simpson n’était pas le genre à avoir les deux pieds dans le même sabot. Il s’était déjà fracturé le tibia quand un cheval, devenu fou, l’avait envoyé dans le décor, à Peshawar, quelque dix ans plus tôt. Il avait voulu se rendre dans le pays profond pour rencontrer les talibans, qui menaçaient de prendre le pouvoir à Kaboul et il n’avait pas trouvé d’autre moyen de transport, qu’une bête enragée. La chute avait été violente, sa nuque avait pris un sacré coup, le chirurgien qui l’opéra de toute urgence dans un hôpital de fortune était persuadé que l’Anglais ne se relèverait pas avant longtemps et qu’il aurait de grosses séquelles. Deux jours plus tard, il était sur une mule pour continuer son périple. J’ai souvent rappelé cet épisode à tous ceux, comme Senior Alves et Mrs Jenkins, qui connaissaient bien Simpson.Je revois son arrivée à la sortie du Métro Hampstead, je m’étais empressé d’aller l’attendre aux pieds de l’ascenseur qui revient toujours bondé des entrailles de la terre où les bâtisseurs ont niché cette station, au début de l’autre siècle. Je m’abritai sous un auvent, le temps que le ciel suspende son crachin. Je tournai la tête dans toutes les directions. Je regardai ma montre. L’ascenseur était bien remonté trois fois. J’avais fini par croire que Simpson ne viendrait pas. J’étais sur le point de repartir, quand j’entendis mon nom. Je reconnus la voix métallique. Je me retournai. Simpson se tassait avec l’âge, mais il continuait d’être grand, il me dépassait d’une tête. Sa haute taille lui conférait un avantage certain. Il en était conscient, cela lui servait dans ses échanges avec les autres. Elle ajoutait à son autorité naturelle, on l’écoutait mieux.Il était habillé, comme toujours, en jeans, chemise blanche et tennis. Il avait juste ajouté un chapeau en paille, une espèce de panama, qu’on ne porte plus beaucoup. Il cédait rarement à cette coquetterie, qui accentuait son côté acteur américain. Il y avait en lui maintenant du Spencer Tracy et du Humprey Bogart. Il ne manquait plus que Katharina Hepburn à ses côtés pour que le tableau fût complet et se croire dans une scène de «African Queen». Il s’était laissé pousser une barbe de trois jours, qui lui allait très bien, et il claudiquait, mais il avait meilleure mine que moi. Il avait vu avant nous tous que le monde traversait un moment crucial.-Oui, Buddy, crucial! Je pèse mes mots. Le monde change! Le monde n’est plus ce qu’il a été.Cette dernière phrase était devenue son leitmotiv.-Le siècle à venir sera celui de la violence aveugle ou ne sera pas!Il se plaisait souvent à détourner les phrases des grands auteurs.-Malraux! dis-je.-Bingo, tu connais bien tes classiques, Buddy, mais c’est Malraux en temps de paix, longtemps après avoir pillé le temple d’Angkor!Il prit légèrement appui sur mon épaule pour m’informer, en traînant la patte, que le monde filait un mauvais coton et que, dans peu de temps, si on n’y prenait garde… Il ne finit pas sa phrase, une fausse alerte à la bombe nous poussa à quitter au plus vite cette gare pour nous mettre à l’abri. Dans le taxi, je ne fis rien pour lui rappeler qu’il avait laissé une phrase en suspens. Nous avons dîné dans un pub, aux abords de Swiss Cottage, sur Hermitage Lane et pas mal levé le coude, ça faisait longtemps que je n’avais pas bu autant. Mon médecin m’avait encore redit, une semaine plus tôt, de mener une plus stricte hygiène de vie. Je ne faisais que bien rarement des écarts, mais même cela, à croire certains guérisseurs, je n’y avais pas droit. Mon précédent médecin, qui était devenu un grand ami, m’avait assuré que je pouvais faire la fête de temps à autre. On ne s’est pas privé de faire quelquefois la bringue ensemble. Mais il était allé s’installer dans les Cornouailles, le pays de sa femme, au bout du bout de l’Angleterre, à quelque six cents kilomètres de Londres, pour y ouvrir un cabinet, le seul du village où il n’y avait jamais eu l’ombre d’un toubib. Je ne pouvais pas le rejoindre, tous les quinze du mois, dans les Cornouailles pour lui demander son avis.Ça m’a fait du bien de picoler avec Simpson et de parler de tout et de rien, on a refait le monde comme deux vieux de la vieille. Puis de fil en aiguille, on est arrivé à cette photo avec huit grands gaillards et …Meg Broncovitch au milieu! C’était après le dessert, Simpson avait pensé à un vieux copain de fac, qui avait, un temps, envisagé de s’établir dans l’ile de Skye, par amour du Talisker, pour être tout près de la source! Simpson m’a brossé un rapide portrait de ce vieux condisciple et il a ensuite sorti une photo pour que je voie la tête du dénommé Clarksdale. J’ai dû bondir mais par chance, Simpson n’a rien vu, lui qui, d’ordinaire, voyait tout. Sur la photo, Meg Broncovitch, allure martiale, trônait avec Clarksdale, au milieu d’un groupe de jeunes gens, des trentenaires, pour la plupart, dégaine d’intellos en rupture de ban.Simpson m’a encore parlé pendant quinze bonnes minutes de son vieux pote, et j’ai fait mine de l’écouter religieusement, mais la belle histoire de son copain qui avait été reçu par la Reine à Buckingham, je m’en fichais comme d’une guigne! Je ne pensais qu’à Meg Broncovitch. Elle portait un treillis de couleur kaki et elle était nu-tête. Ses cheveux ramenés en arrière laissaient voir son visage. La photo avait été prise tout près de Walton Street, à Oxford. Simpson ne dit pas un mot de Meg, il ne la connaissait manifestement pas, mais je supposai qu’elle devait avoir suivi le séminaire du Professeur Clarksdale, un maître de l’anthropologie sociale, à King College.Trois jours plus tard, j’essayais de ne plus penser à la photo de Meg Broncovitch. Nous étions dans le quartier de Whitechapel, dans le sud est de Londres, entre Aldgate East et Moorgate. J’avais entraîné Simpson dans un vieux zinc, un haut lieu de l’anarchie londonienne. Nous avons parlé, je me souviens, de la situation dans le monde musulman, qui avait commencé à brûler par tous les bouts.J’avais dit à Simpson que je n’avais jamais soupçonné que les choses pouvaient tourner comme ça, un jour. On ne parlait pas encore de ces délinquants entrés en religion pour faire sauter un monde trop paisible à leurs yeux!J’étais triste en quittant mon ami. J’étais entré chez moi en pensant à tous ces livres qui, dans une autre vie, avaient irrigué mon âme et construit l’homme que j’étais.

Par Le360
Le 12/03/2022 à 10h05