Exclusivité-Le360. Ep8. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 26/02/2022 à 10h27

Je soupçonnais depuis quelque temps que Nick abusait de la boisson. C’est pourquoi je lui proposai que nous partions en célibataires, tous les deux, pour un week-end quelque part. Cela me donnait l’occasion d’être en tête à tête avec lui et d’aborder le délicat sujet de l’alcool. Nous avons choisi le Golf club de Cardiff. Je ne goûtais que passablement au plaisir de marcher pendant des kilomètres derrière une petite balle blanche que je réussissais le plus souvent, quand j’étais en forme, à envoyer dans le décor. Pour se venger sûrement de mes coups -je tapais comme une brute- elle allait se nicher dans le bois, dans un étang… Simpson n’était pas arrivé à me convertir à sa religion. Il ne tarissait pas d’éloges sur ce sport qui lui procurait des joies infinies. Il pouvait rester des heures à regarder Balesteros, Faldo ou Tiger Woods à la télévision. Il retenait son souffle, comme si là, sous nos yeux, se jouait l’avenir de l’homme et le destin du monde. Il commentait avec un enthousiasme juvénile la scène en cours. Mais au grand dam de Simpson, ces prestations me laissaient froid. Ainsi était Nick. Il avait été élevé, aurait-on pu croire, dans le même temple que Simpson. Il avait cette même inclination qui lui faisait presque croire, j’exagère à peine, que c’est le golf qui sauvera l’humanité.Au Golf Club de Cardiff, Nick passa d’abord tout son temps au bar et me fit croire, dès la nuit tombée, qu’il se retirait dans sa chambre, pour lire. La vérité était tout autre. Il avait quitté l’hôtel. Aux alentours de midi, le lendemain, ne le voyant pas venir, j’alertai la réception. Le concierge, un petit homme avec un visage d’ange, alla s’enquérir et vint me voir:-Votre ami n’a pas dû passer la nuit dans sa chambre.Je vis rappliquer Nick tard dans l’après-midi. Il s’efforçait de donner le change, mais ça n’allait pas. J’essayai d’aborder le sujet qui nous avait amenés là. Puis on retourna à Londres. Laura ne pouvait pas concevoir la vie sans Nick. Elle se fit violence pour accepter l’inacceptable. Ils étaient liés, comme ces couples qui peuvent connaître des turbulences mais qui ne se défont jamais : Nick, sans Laura, n’était pas Nick et inversement. Chacun était la raison d’être de l’autre. Ils n’avaient pas d’enfants et ils s’aimaient, dix ans après avoir uni leurs destins, comme aux toutes premières heures de leur rencontre. Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai jamais vu un couple lié par une si belle histoire d’amour!-Je vous envie, leur disais-je affectueusement.-Ton tour viendra, tu trouveras l’âme sœur.C’est chez eux que j’ai connu Meg Broncovitch, ils célébraient les dix ans de leur mariage, dans leur appartement de Holland Park… Vous savez tout ça! Je ne m’étais pas méfié un seul instant de cette femme. Meg Broncovitch! Etrange, comme son accent, si particulier, et que je connaissais bien, n’avait suscité aucune interrogation chez moi. Je ne m’étais pas douté que tout en elle, tout, était faux! Elle s’était travestie: elle avait des lentilles de couleur et elle portait une perruque. Elle était vêtue comme aiment à se vêtir les artistes qu’on peut croiser à Islington ou Chelsea. Il y avait quelque chose de négligé mais de très étudié qui laissait croire qu’elle ne se souciait pas outre mesure de son apparence, elle fumait sans arrêt du tabac noir. Elle avait fait du théâtre avant de mettre la clef sous la porte, n’ayant pas les moyens de faire face aux lourdes charges d’une telle activité. Elle se fichait du lendemain, voilà ce qu’elle me laissa entendre, et vivotait, en multipliant les petits boulots. Elle portait un jean moulant, une chemise verte, échancrée, un foulard rouge autour du cou et des boots. Ses cheveux étaient plaqués en arrière.Je l’ai présentée à Mrs Jenkins. Meg lui plut d’emblée.-Vous faites un si beau couple.La vie ne me semblait plus possible sans Meg Broncovitch. Je m’étais follement épris d’elle. Je ne me projetais plus dans l’avenir sans cette femme. Je redoutais de voyager seul. J’appréhendais que Simpson me commande d’aller quelque part.J’ignorais que je venais d’ouvrir la porte de l’enfer et que la vie ne serait jamais plus comme avant.Laura aussi s’était réjouie de me voir en couple, après tant de tentatives infructueuses, comme j’avais fini par dire, pour me moquer de moi, un tantinet désabusé. Je dois être inapte au bonheur, lui avais-je confié un jour. Je le pensais vraiment, par moments. Nick, lui, ne voyait rien ou ne voulait rien voir. Il ne m’a jamais dit un seul mot de Meg Broncovitch.Nous étions si bien dans notre nid, comme j’appelais cette chambre, assez grande, mais surtout lumineuse et pleine d’amour. Il y avait un lit, un bureau, un coin cuisine dont je ne faisais que très rarement usage, et une grande fenêtre, qui donnait sur Pembridge Square. Les murs étaient tapissés de livres. Mrs. Jenkins avait un goût sûr, j’aimais les auteurs qu’elle avait réunis là. Il y avait Mishima et Tanizaki, bien sûr, et d’autres auteurs japonais, comme Kawabata, ou Kutagawa, l’auteur de l’incomparable Rashomon.C’est là que Meg Broncovitch a passé sept jours et sept nuits avec moi. Oui, sept jours et sept nuits! Je suis capable de détailler chaque heure, et chaque minute, peut-être, de cette semaine. Nous avons dégusté chacune de ces secondes que la grande horloge au-dessus de la cheminée s’est plu à marteler pour nous. Il me semblait que Meg Broncovitch n’occupait son temps qu’à m’aimer. J’étais devenu un peu fleur bleue, sans doute, mais qui n’est pas fleur bleue, à un moment ou un autre, quand l’amour vous aveugle? Ma raison s’était assoupie. Je ne croyais que ce que me disaient mes sens et me dictait mon cœur. Meg répétait inlassablement qu’elle n’avait vécu que pour me rencontrer. On ne demande dans ces instants qu’à croire ces gentilles choses qui flattent la fragile vanité de l’amoureux et vous cajolent. Le cœur n’est pas le siège de la raison, il ne demande rien, dans ces moments-là, il prend pour argent comptant les douces paroles qu’on lui prodigue. J’étais comme un prince qui ignore que la félonie se trame dans son ombre. Je ne soupçonnais pas que mon empire était voué, dès le premier instant, à la ruine. J’étais son âme, disait-elle, le centre de sa vie! Elle répétait que sans moi la vie n’aurait pas de sens, ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Et moi, otage d’une parfaite innocence, je remerciais le ciel de m’avoir mis sur la route de cette femme.-Et dire, mon amour…-Non, tais-toi!Elle plaquait sa main sur ma bouche. Je voulais lui dire que j‘aurais pu ne pas la rencontrer et que comme un fou, je tremblais encore de cette crainte. Elle devinait chacun de mes mots, elle connaissait cette peur, qui était la mienne.-Ne dis pas ça! Ne dis pas ça!Elle pressait ses lèvres sur ma bouche.-Ne dis pas ça, ne dis plus ça, je t’en supplie, ça me rend triste. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime!Elle avait de vraies larmes. Je n’ai jamais pu soupçonner qu’elle surjouait son rôle, que c’était une excellente comédienne capable d’incarner une chose et son contraire. Je me rappelle l’avoir vu fondre en larmes, le corps tout entier secoué d’un lourd et douloureux sanglot. Elle se blottissait contre moi, la tête appuyée sur ma poitrine.

Par Le360
Le 26/02/2022 à 10h27