Exclusivité-Le360. Ep11. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 19/03/2022 à 10h01

Je suis resté longtemps à regarder par la fenêtre. Il ne se passait pourtant rien dans la rue. Ensuite, Senior Alves est venu frapper à ma porte. Il avait lu deux fois l’entretien que j’avais fait avec Rushdie et il voulait me dire, ce sont ses mots, qu’il était flatté d’être mon ami. Je me sentis submergé par une grande émotion, qui m’empêcha d’abord de prononcer le moindre mot. Non, ne dîtes pas ça, implorai-je Senior Alves, c’est moi qui me flatte de compter au nombre de vos amis. J’avais rencontré Rushdie pour lui dire mon admiration, et je l’avais rendue publique dans un long article, qui n’avait pas forcément plu à tout le monde. Ça faisait quoi, quatre ans qu’une fatwa avait été prononcée contre lui. La haine avait de beaux jours devant elle, elle continuait de faire des émules. Peu après, Mrs. Jenkins est venue prier son vieil ami de me laisser en paix.-Laissez-le, Senior Alves, laissez-le!Elle était dans tous ses états.-Mais de quoi je me mêle, Mrs. Jenkins? Vous devriez être jetée dans la Tour de Londres, ajouta Senior Alves.-Ne voyez-vous pas que vous le fatiguez?Mrs. Jenkins avait visé juste, j’étais exténué.-Prenez soin de vous, m’implora-t-elle.-Oui, dis-je.Mes deux amis descendirent l’escalier en se chamaillant. J’ai fermé la porte à double tour. Ensuite, j’ai pris une douche et je me suis assis à mon bureau. J’avais l’intention de répondre à mon courrier. Mais j’ai remis ça à plus tard. Le soir est tombé.Peu de temps après, Mrs Jenkins revint frapper à ma porte. J’avais décidé de ne pas ouvrir. Mais elle avait vu de la lumière dans ma chambre. Il est sûrement là, marmonnait-elle, il est sûrement là, je vois de la lumière et j’entends même, je crois, de la musique. Mrs. Jenkins parlait souvent seule et à haute voix. Je finis par lui ouvrir. Elle était toute retournée, pauvre femme, comme si on l’avait menacée de mort.-J’ai relu votre article, vous n’allez pas vous faire que des amis avec ça.-Ne vous inquiétez pas, Mrs Jenkins, tout ira bien.Deux jours plus tard, Nick est venu chez moi. Il était très tard. Je n’ai pas regardé l’heure, mais il était minuit passé. Il a failli se ramasser deux fois dans l’escalier. J’ai eu peur, la rampe ne tenait plus à certains endroits, on attendait toujours l’artisan qui avait promis de la réparer. C’était un ébéniste, plutôt doué de ses mains, qui avait juré ses grands dieux qu’il reviendrait dans un jour ou deux pour tout remettre en état. Il s’était écoulé une centaine de jours depuis cette promesse et Nick aurait pu se faire très mal. Par chance, Mrs Jenkins n’en a rien su. Elle devait avoir pris ses somnifères qui l’assommaient comme toujours jusqu’au petit matin. Nick a manqué une marche puis encore une. J’ai ouvert. Il ne voulait pas avoir l’air affolé, mais il l’était. J’avais cru qu’il était arrivé quelque chose à Laura. Elle était fragile, ces temps derniers. Elle n’arrivait pas à reprendre le dessus. Elle avait décidé de faire un break et de partir quelque part, n’importe où, pas forcément en Crète.-Protège-toi, se mit à cafouiller Nick. Protège-toi! Tu entends?Il n’osait pas dire que j’étais en danger et que je pouvais m’attendre à tout, mais il le pensait, ça se sentait.-Qu’est-ce que tu racontes?-Tiens, prends ce nom.Il fouilla dans la poche intérieure de son veston, en sortit un carnet, il avait du mal à l’ouvrir à la bonne page.-C’est un ami, un excellent avocat.-Un avocat?-Il te sera utile!-Pourquoi un avocat?Il s’agissait de Robert Mc Caine. Je l’avais déjà croisé à Holland Park, chez Laura et Nick. Il avait pignon sur rue. Il était spécialisé dans tout ce qui a trait aux affaires de terrorisme. Et il était surtout content de lui. Je lui avais rabattu son caquet, une fois. Il s’était servi d’un livre ambigu de Naipaul, pour déverser son fiel sur tous ceux qui ne se couchaient pas devant la puissance anglaise. Je n’avais pas pu retenir mes coups, j’avais cogné fort, ça m’arrivait rarement de me livrer à ce genre de pugilat sous le toit d’un ami. Je n’aimais pas ce type qui pouvait faire copain avec les khmers rouges, il mangeait à tous les râteliers.-Non, attends, je lui parle d’abord et tu passes le voir au besoin ensuite!-Non, mais de quoi tu parles, Nick?Qu’avais-je à faire avec un avocat qui avait défendu Abu Nidal, Carlos et d’autres fines fleurs du terrorisme mondial?Il remit le carnet dans son veston, ses gestes étaient imprécis, il avait du mal à tenir sur ses jambes. Puis il me regarda, l’œil absent. Il s’approcha de la fenêtre, tira le rideau, regarda dehors, il n’y avait pas âme qui vive, Pradesh, un réfugié afghan, avait oublié d’éteindre l’enseigne rouge et bleu de son bar à vin qui tenait tête à la nuit, Nick était comme un animal traqué, il se jeta sur un fauteuil ensuite et prit une cigarette.-Je peux fumer?Il n’était pas incohérent. Mais il parlait avec une lenteur inhabituelle. Les mots avaient du mal à sortir de sa bouche et il n’arrivait pas à fixer son regard. Je n’avais jamais vu Nick comme ça. Il avait déjà pas mal bu et il voulait boire encore. Je lui ai servi un fond de whisky qui traînait dans une bouteille que j’avais ramenée de Carbost. Il est parti ensuite, en me disant merci, mon vieux, mais prends soin de toi, et je n’ai pas eu de ses nouvelles pendant deux bonnes semaines. Il est en déplacement et il revient bientôt, me répondait avec la même voix triste et monocorde sa secrétaire, Miss Bridgewater, qui, depuis quelque temps, portait toute la misère du monde sur ses épaules.Il est réapparu, après ça, comme si de rien n’était, dans sa meilleure forme, jeune homme fringant. Laura est revenue de Crète, reposée, et toute noire de soleil. Elle m’avait envoyé un mot pour me demander si je pouvais aller la chercher à Heathrow. Ça me plairait tellement de te revoir, ça nous permettrait de faire le chemin ensemble, j’ai tellement de choses à te dire! Ce tellement de choses à te dire me fit tout mettre de côté. Je suis allé l’attendre à l’aéroport, mais elle ne m’a rien appris. Avait-elle oublié ce qu’elle avait indiqué dans son mot? Ou avait-elle renoncé, de propos délibéré, à me mettre dans la confidence? Elle ne me fit part que de choses très banales qui ne nécessitaient pas une telle théâtralisation. Elle me parla de la Crète où les couleurs, comme les parfums, sont intenses. Intenses, comme ils ne sont plus ici, chez nous, se crut-elle obligée d’ajouter. A dire vrai, j’étais désarçonné, je ne savais plus comment donner le change.-Tu devrais y aller, tu devrais vraiment y aller!-Oui, dis-je.Elle me parla de Hydra, au cœur de la Mer Egée, un paradis où elle avait fait une belle petite excursion, Miller en avait fait une planque, elle adorait l’auteur du Colosse de Maroussi, elle avait dévoré toute son œuvre. Il pleuvait à verse, et quand il fait un temps de chien, les taxis ne sont pas forcément la meilleure option pour se déplacer à Londres. Nous avons sauté dans le métro. En arrivant à Holland Park, elle me pria de monter cinq minutes. Je nourrissais encore l’espoir qu’une fois dans la chaleur rassurante de son cocon, elle s’ouvrirait de ce qu’elle n’avait pas su me dire jusque-là.-Assieds-toi, je reviens tout de suite.Elle s’absenta. Je me posai face à la cheminée. Elle revint et me montra deux ou trois objets, comme des statuettes en pierre, qu’elle avait rapportés de Crète. Il y a un village, dans l’Est de l’île, un village millénaire, Kavousi, où les artisans continuent de travailler comme leurs ancêtres. Elle me montra aussi des écharpes, des gilets… Elle voulait s’en inspirer. Elle me parla de sa boutique qu’elle avait hâte de retrouver, de ses clientes… Deux heures au moins s’écoulèrent dans l’énoncé de choses somme toutes futiles. Je m’en voulais d’avoir perdu un après-midi entier, mais je me réjouissais de voir que Laura, contrairement à ce que j’avais pu craindre, allait plutôt bien.-Je dois partir, dis-je, croyant que cela l’inciterait enfin à parler.-Merci d’être venu me chercher, ça m’a fait du bien.

Par Le360
Le 19/03/2022 à 10h01